Une politique de recherche française pour la souveraineté technologique européenne

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Nous publions aujourd’hui l’article d’arrian Ebrahimi, un jeune chercheur qui s’est spécialisé dans les travaux de recherche sur la politique mondiale des semi-conducteurs. Il publie également régulièrement ses travaux sur son site Chip Capitols. Très bonne lecture.

L’appel d’Emmanuel Macron en faveur de la souveraineté européenne pourrait avoir un impact déterminant pour le Vieux Continent. Que ce soit au niveau européen ou au niveau français, la politique de la France en matière de recherche dans le domaine des semi-conducteurs place déjà la souveraineté technologique au centre du jeu. Ce faisant, la France pourrait devenir un cas d’étude, voire un modèle, pour tous les pays et marchés souhaitant garantir leur compétitivité dans la course technologique au cours des décennies à venir.

Le modèle français, axé sur la souveraineté, est illustré par le Laboratoire d’électronique des technologies de l’information du Commissariat à l’énergie atomique (Leti-CEA), situé à Grenoble. Le Leti se différencie de l’Institut de micro-électronique et composants (Imec), qui est situé en Flandres. En effet, alors que le Leti est un levier de promotion de l’innovation en France, l’Imec constitue un partenariat international d’industriels qui ne privilégie pas les intérêts d’un région en particulier.

En comparant le Leti avec l’Imec, cet article s’attachera à démontrer comment la souveraineté s’inscrit dans l’approche française visant à promouvoir l’innovation. Il existe des avantage et des inconvénients à une telle approche, et les autres gouvernements cherchant à améliorer leurs propres écosystèmes dans le domaine des puces électroniques devraient en tenir compte.

Quelle est la position actuelle de la France dans l’industrie mondiale des puces ?

En tant qu’acteur non-continental, la France ne dispose pas d’une industrie des semi-conducteurs aussi vaste et diversifiée que celle des États-Unis. Cependant, le pays possède des acteurs de premier plan dans des domaines de niche, qui sont au cœur de sa politique technologique.

En ce qui concerne la production, les puces électroniques françaises sont des exportations significatives pour les fabricants d’équipements d’origine européenne. Les trois quarts des exportations micro-électroniques françaises, portant sur une valeur de 6,87 milliards d’euros en 2021, sont destinées à l’Union européenne (UE). La partie restante est principalement destinée au marché des fabricants de produits électroniques grand public d’Asie orientale, notamment Singapour, Taïwan et la Corée du Sud.

La France ne se classe pas parmi les leaders mondiaux des semi-conducteurs. Depuis 2003, dans l’industrie des semi-conducteurs, la France a créé entre 30 et 60 brevets par millions d’habitants de moins que le pays le plus innovant du classement. Toutefois, elle peut compter sur des acteurs innovants dans le domaine de la computation à basse consommation. STMicroelectronics, une multinationale d’origine grenobloise, se concentre sur les puces analogiques et les capteurs à basse consommation, tandis que Soitec est spécialisée dans la conception et la production de matériaux semi-conducteurs.

Enfin, il convient de replacer la position française dans l’écosystème européen des semi-conducteurs. Depuis les années 1980, l’Europe maintient une part d’environ 10 % de la production mondiale des puces. (Un autre rapport, publié par l’Association de l’industrie des semi-conducteurs des États-Unis et désormais bien connu du grand public, retrace le déclin de la production européenne au cours des trente dernières années. Celle-ci est passée de 44 % à 8 % de la production mondiale. Toutefois, ces chiffres reposent sur une approche statistique douteuse.) Malgré cette part stable de la production mondiale, l’Europe ne dispose d’aucun industriel capable de produire les puces les plus avancées en termes de taille ou de vitesse.

La France et l’Europe sont confrontées au même défi. Toutes deux doivent définir leur rôle dans l’industrie mondiale des semi-conducteurs. Aucun consensus n’a encore été trouvé à l’échelle continentale, mais la partie française a une vision claire des objectifs que l’Europe doit poursuivre.

Un chemin de crête vers la souveraineté technologique

La France n’est pas toujours en phase avec l’UE en matière de politique industrielle. Pendant la pandémie de COVID-19, les observateurs européens ont critiqué la chute du continent dans les industries de production, et les responsables politiques à Bruxelles ont promis d’importants plans de relance pour plusieurs secteurs-clés. En promouvant le EU Chips Act, Thierry Breton, le Commissaire européen au marché intérieur, a réaffirmé son intention d’attirer la production des puces les plus avancées (des plus petit nœuds en deçà de 2 nm) sur le sol européen.

Malgré cette volonté de faire de l’Europe un continent de premier plan pour l’avancement continuel des puces, les industriels et les scientifiques européens ont rappelé à la Commission européenne les capacités inexistantes du continent dans ce rang. Une association industrielle a insisté sur le fait que le EU Chips Act devrait viser les puces moins avancées, et non pas seulement la capacité de produire des puces aux plus petits nœuds. Elle a rappelé que les industriels en aval de la chaîne de valeur ont besoin de puces matures, aux plus grands nœuds, sur lesquels l’Europe est déjà focalisée.

Le Leti-CEA a quant à lui mis en avant l’importance de ses recherches, qui visent à améliorer l’efficacité énergétique des nœuds matures. Plutôt que de suivre la voie du « More Moore », qui vise au rétrécissement continu des nœuds, dans laquelle les industriels taïwanais et coréens ont investi massivement pour produire des puces les plus avancés, les recherches du Leti s’inscrivent dans une démarche de « More than Moore » qui vise à réduire la consommation énergétique et étendre les capacités des puces aux nœuds matures. Ce centre de recherche français souhaite que la politique européenne soutienne les champions actuels de l’UE en se concentrant sur les capteurs, l’électronique de puissance et les puces pour les télécoms 5G aux nœuds moins avancés.

Le message est clair : il sera plus efficace et moins coûteux pour la politique européenne en matière technologique de se concentrer sur ses points forts. Le modèle du Leti-CEA illustre comment la France, en gardant les résultats de la recherche publique sur son sol national, guide les programmes de recherche en alignement avec un agenda national.

La souveraineté technologique au Leti : garder et guider

Fondé en 1967, le Leti était un projet initié par le Commissariat à l’énergie atomique, dont le but était d’accoître la compétitivité des industriels français. Il bénéficie d’un financement substantiel (bien qu’indirect) de la part de l’État français, ce qui en fait une institution ancrée dans la souveraineté nationale. Sa politique en matière de propriété intellectuelle (PI) reflète le désir du gouvernement de garder les résultats de la recherche sur le sol français et européen. Son agenda de recherche reflète également une priorisation des domaines dans lesquels les industriels français sont d’ores et déjà actifs.

Un mécanisme indirect de subvention

Les annonces publiques du Leti mentionnent souvent que la part des subventions publiques dans son budget de 330 millions d’euros par an ne dépasse pas les 20 %. Il est vrai que depuis une décennie, les financements publics directs ne représentent plus qu’environ un tiers du budget du Leti, et la majeure partie de ces fonds publics est destinée à la recherche académique et à l’éducation. Cependant, un autre tiers de son budget provient de financements publics à travers des contrats de recherche, et c’est justement ce dernier tiers qui est financé par des industriels.

Cette répartition du financement public permet à l’État français de soutenir ses industriels sans enfreindre les réglementations de l’UE. L’Encadrement communautaire des aides d’État à la recherche, au développement et à l’innovation (Encadrement R&D&I) prévoit des exceptions aux interdictions de l’UE concernant les aides d’État. Bien que la France ne puisse pas subventionner directement ses champions industriels, l’Encadrement R&D&I permet de soutenir des organismes publics tels que le Leti qui mènent des recherches d’intérêt public. Même lorsque ces recherches sont menées en partenariat avec des industriels, comme dans le cas du projet « NanoSmart » pour l’entreprise Soitec, la Commission européenne ne considère pas les fonds publics ainsi fournis comme des aides d’État. Par ailleurs, la Commission considère la recherche académique et l’éducation comme des biens publics, ce qui fait qu’elles peuvent donc être directement subventionnées par l’État.

Garder le savoir-faire en Europe, en France, à Grenoble

Pour créer des pôles d’innovation et des brevets au sein de son écosystème national, la France exploite le Leti comme un outil de politique industrielle. Elle l’utilise pour créer des pôles d’innovation à travers le pays et pour soutenir ses champions industriels.

Le CEA demeure propriétaire des résultats obtenus par les chercheurs du Leti ; il garde également les « briques industrielles » (les brevets de base) des projets bilatéraux. Ces “briques industrielles” permettent non seulement de diffuser le savoir-faire auprès des PME et des start-ups, mais aussi de conserver ces germes d’innovation en France, dans la région Rhône-Alpes. Si les industriels externes souhaitent profiter de l’ensemble des services du Leti, ils doivent renforcer leur présence, leurs investissements et leurs effectifs dans la région. Ainsi, la politique du Leti en matière de PI renforce la souveraineté technologique de la France en évitant une fuite des innovations et des innovateurs hors du pays.

Cette politique a également une dimension ouvertement protectionniste qui vise spécifiquement à accroître la compétitivité des industriels français et européens. Un ancien directeur du fonds d’investissement du CEA et responsable du programme de microélectronique du Leti a déclaré que « l’objectif [du Leti] n’est pas de faire de la recherche pour la recherche, mais d’aider nos champions industriels à se développer ». Pour ce faire, le Leti ne se contente pas de garder ses brevets en France mais octroie également des termes préferentielles aux industriels français et européens par rapport aux industriels non-communautaires. Si un industriel qui n’a pas participé à un projet de recherche souhaite obtenir une licence pour un brevet de ce projet, le Leti accorde une « valorisation prioritaire auprès du tissu d’entreprises françaises et européennes ». Du point de vue français, une politique de souveraineté technologique doit garder les innovations nées sur son territoire.

Guider la recherche vers l’agenda national

L’influence de l’État se manifeste non seulement par le budget alloué, mais également par la direction du CEA, auquel le Leti est rattaché.

Le CEA est dirigé par un conseil d’administration et par le Comité de l’énergie atomique. Le conseil comprend 18 membres, dont les ministères en charge de l’énergie, de la recherche, de l’économie, de l’industrie, du budget et de la défense sont représentés, ainsi que des représentants du personnel et des filiales du CEA. Il prend des décisions concernant la nomination des directeurs des filiales du CEA (y compris le Leti), la détermination du budget du Commissariat, l’orientation générale scientifique et d’autres questions de gestion. De son côté, le Comité examine les questions qui lui sont déléguées par le conseil ; il compte des membres fonctionnaires des mêmes ministères qui sont représentés au conseil.

Bien que les organismes publics passant des contrats de recherche avec le Leti influencent ses orientations de recherche, la direction du CEA gère un mécanisme d’investissement qui coordonne les priorités politique de l’État avec les ressources du Leti. Fondé en 1999, CEA Investissement a financé plusieurs dizaines de start-ups dans divers secteurs, de la micro-électronique aux matériaux et aux équipements industriels. Le CEA dispose également d’un autre fonds, Supernova Invest, dont les décisions sont indépendantes. Cependant, lorsque des start-ups d’intérêt stratégique ne parviennent pas à obtenir de financement de Supernova, CEA Investissement peut jouer le rôle d’investisseur stratégique, allant au-delà des considérations financières. Les entreprises du portefeuille stratégique du CEA peuvent ensuite bénéficier d’un accès privilégié aux infrastructures, aux chercheurs et aux brevets de l’ensemble de l’écosystème CEA, y compris celui du Leti.

Les partenaires industriels du Leti peuvent bien sûr influencer son programme étant donné qu’ils abondent le tiers de son budget. Cependant, les trois leviers de l’État français – les contrats publics du Leti, la nomination de son directeur et l’utilisation du fonds stratégique du CEA – permettent de maintenir un pouvoir public capable de guider les programmes de recherche du Leti vers des priorités nationales.

L’intégration mondiale à l’Imec : suivre l’intérêt de l’industrie, pas les querelles de chapelle

Contrairement au Leti, qui se voit comme une institution française ayant une portée mondiale, l’Imec se considère d’entrée de jeu comme une institution mondiale. Cette orientation découle de son modèle de financement.

Tout comme le Leti, l’Imec ne reçoit que 17% de ses fonds du gouvernement flamand. Cependant, alors que le Leti compense ce manque par des contrats de recherche externes, l’Imec le compense par des frais d’adhésion. En général, les consortiums recevant un financement limité de leurs gouvernements ont deux options : soit exploiter leurs brevets soit imposer des frais d’adhésion. L’Imec a opté pour la deuxième option, ce qui fait qu’il ne s’octroie souvent pas  ou pas totalement ? la propriété exclusive des résultats des recherches effectuées.

Grâce à ce modèle de financement par frais d’adhésion, l’Imec adopte une politique de PI plus libre que celle du Leti. Au sein du Programme d’affiliation industrielle de l’Imec (IIAP), trois principes guident le partage de la PI :

  1. Après avoir payé leurs frais d’adhésion, les partenaires IIAP reçoivent une licence non exclusive et non transférable pour exploiter de la PI « d’arrière-plan » de l’Imec. Cette PI est disponible dès le début de la coopération et pertinente pour la collaboration continue autour d’un projet.
  2. Dès le début de la coopération, les partenaires IIAP qui participent à un programme de travail obtiennent une copropriété avec l’Imec sur la PI à laquelle ils ont contribué.
  3. Bien que la majorité des activités IIAP soient menées dans le cadre de projets coopératifs, chaque partenaire peut demander à mener des recherches à la propriété limitée dans le cadre d’un IIAP. La propriété des résultats de ces projets peut ensuite être accordée exclusivement au partenaire.

Bien que le Leti utilise des règles similaires pour partager la PI lorsqu’il réalise des projets bilatéraux, la grande majorité de ses projets s’effectuent sur une base contractuelle. Ainsi, il n’a pas de politique régulière en matière de transferts de la propriété de ses brevets aux industriels, et la plupart de sa PI reste à Grenoble. En revanche, la PI de l’Imec demeure désormais dans des entreprises et des start-ups du monde entier.

Cette politique ne maximise peut-être pas les avantages pour l’écosystème flamand et belge, mais elle a ouvert la voie à de grandes innovations, y compris la technologie EUV, à l’échelle mondiale. Étant donné que le programme de recherche de l’Imec n’est pas soumis à une grande influence de la part du gouvernement belge, ses domaines d’expertise dépassent les agendas technologiques des industriels belges et européens. Cette institution globale ne se limite pas à renforcer sa propre aura : elle apporte de nouveaux paradigmes à l’industrie mondiale des semi-conducteurs.

Suivre la voie du Leti ou celle de l’Imec ? Opter pour la souveraineté ou l’intégration mondiale ?

Alors que les plus grandes économies mondiales sont en train de mettre en place d’importantes subventions pour leurs industries de la microélectronique, chaque gouvernement doit réfléchir à la voie qu’il souhaite emprunter. Une politique centrée sur des objectifs locaux, à l’image de celle du Leti, pourrait mieux soutenir un écosystème national, tandis qu’une politique axée sur des objectifs industriels pourrait mieux arrimer un pays aux technologies de pointe mondiales.

L’Europe devra bientôt faire ce choix. Suite à la promulgation en juillet du EU Chips Act, la Commission européenne a décidé d’allouer 750 millions d’euros à l’expansion des laboratoires de l’Imec pour la recherche sur les nœuds de 1 nm et en dessous de 1 nm. Cette décision reflète une priorisation initiale visant à étendre les compétences de l’Europe plutôt qu’à approfondir son avantage comparatif dans des technologies microélectroniques dans lesquelles elle est déjà forte sur ses appuis. Si la France présentait un projet de financement dans le cadre du EU Chips Act, ce serait pour renforcer d’avantage les actuels points forts de l’UE. La question des ressources à allouer à chaque voie constituera un exercice d’équilibriste pour les responsables politiques européens au cours des années à venir.

Arrian Ebrahimi

Arrian Ebrahimi est un étudiant en master à l’Université de Pékin. Il a représenté l’industrie des semi-conducteurs à Washington D.C. en soutenant l’adoption du CHIPS and Science Act, et il se consacre à la recherche sur la politique mondiale des semi-conducteurs sur son newsletter, Chip Capitols.

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